#1 2022-04-21 10:07:23

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Frédéric CHOPIN LE PIANO COMME SEUL HORIZON

Étranger au monde, le génie polonais adresse ses chants aux étoiles. Dans l’effacement d’un souffe malade et l’abîme d’une âme effondrée avec la chute de Varsovie, sa véritable patrie n’est ni la Pologne, ni Paris, ni les bras de l’hôtesse de Nohant, mais la musique. Marqué par l’exil et l’isolement, ce caractère mélancolique trouve son havre de paix et de création dans l’intimité et la quiétude d’une présence amicale. Une vie comme un crépuscule, où avec les heures, la lumière s’estompe, mais non pas la beauté. Une vie comme un hymne à la nuit qui, dans l’ombre, invente l’aurore d’un jour nouveau.

« Cette musique légère et passionnée qui ressemble à un brillant oiseau voltigeant au-dessus de l’horreur d’un gouffre »
Charles Baudelaire

« L ’œuvre de certains artistes, c’est leur vie. Inséparablement identifiés l’un à l’autre, ils sont semblables à ces divinités de la fable, dont l’existence était enchaînée à celle d’un arbre des forêts », écrit Liszt dans la deuxième de ses Lettres d’un bachelier ès musique en 1837, adressée à George Sand. Chopin est tout le contraire de cette assertion de Liszt, chez qui l’œuvre et la vie ne font effectivement qu’une seule et même chose. La vie de Liszt, c’est le monde entier, tout le « vivant », dirait-on aujourd’hui; un vivant auquel il accède par son piano, son destrier, en conquérant de la musique — Bonaparte de l’ivoire.

La vie de Chopin semble sortir de son piano pour mieux y retourner. Il est son berceau et son tombeau à la fois; ce qui le fait naître et l’étouffe. Les conquérants, il les fuira. Sa seule conquête c’est la musique. « Il est le plus grand de tous parce qu’avec un seul piano il a tout inventé », affirmait Debussy, qui se sentait si proche de lui, et qui lui dédiera ses Études (comme Chopin avait dédié celles de l’opus 10, à Liszt). Il avait reconnu en lui l’alchimiste du son qu’il sera aussi. Et le son, c’est tout son sang. Presque le seul, dira-t-on.

Chopin a un problème avec la vie, tous ses proches l’attesteront, Liszt encore, George Sand également. Elle lui est consubstantiellement étrangère. Certes il y a la maladie, la trop fameuse maladie; mais est-elle la cause ou le symptôme de ce problème? Chopin est-il enfermé dans son piano parce qu’il s’y réfugie, accentuant encore son mal, ou parce qu’il ne sait vivre autrement? Son œuvre, l’une des plus pures qui soient, écrite quasi exclusivement pour un seul instrument — et non pas pour un instrument-orchestre qui les vaudrait tous, comme chez Liszt —, présente ce caractère d’isolement que manifestent les plantes magnifiques grandies en serre, presque trop belles pour être vraies, telles ces descriptions de Proust incomparables qui n’éclosent qu’au prix d’un emprisonnement résolu de la pensée…

« À quoi ressemblait Chopin? », demandait-on à Ignaz Moscheles. « À sa musique », répondait-il finement. Facile en ce cas d’en faire le portrait en partant de ses pages, fussent-elles aussi le produit d’un terroir, à demi-polonais et à demi-français. Mais sans jamais omettre à quel point tout chez lui n’est toujours que sublimation. Ainsi déclarait-il à Nohant, au terme de son parcours, alors même qu’il venait de coucher sur le papier ses plus belles mazurkas: « Maintenant, j’ai dit ce que j’avais à dire. C’est à peine si je puis me souvenir encore comment l’on chante au pays ».

C’est que son pays est en vérité purement musical, nullement dépendant d’un quelconque sol originel. De toute terre, Chopin fut l’exilé. Retournons néanmoins vers la Pologne.


UNE POLOGNE HEUREUSE
Le génie est en grande partie autodidacte et Chopin n’échappe pas à la règle. Deux œuvrettes comme les Polonaises en si bémol majeur et en sol dièse mineur, op. posthume, composées en 1817 à l’âge record de 7 ans, ne peuvent en rien avoir été influencées par un quelconque professeur, tant elles sont déjà du pur Chopin, présentant ce style mélodique si personnel que l’on reconnaît entre tous. Ceci posé, revenons au début.

Chopin est issu d’une mère polonaise et d’un père français de souche lorraine; à l’époque, le duché de Lorraine appartient à la Pologne, cédé par Louis XV au roi Stanislas. Le père de Frédéric, Nicolas, né à Marainville, suit l’intendant du château qui retourne en Pologne en 1787. Il a 16 ans. Il participe à la première insurrection de la Pologne, en 1794, qui mène au partage du pays entre la Russie, l’Autriche et la Prusse. Il rencontre sa future épouse, Justyna Krzyzanowska à Zelazowa Wola, village de la province de Mazovie, à 50 km environ à l’ouest de Varsovie, où il est précepteur.

Là naît Frédéric, le 1er mars 1810. Ses deux parents sont musiciens amateurs et favorisent l’éclosion rapide des dons de l’enfant, sous les yeux de sa sœur aînée Ludwika; deux autres sœurs suivront, Izabela et Emilia. Nicolas est rapidement muté auprès du Lycée de Varsovie, en tant que répétiteur de français. Il fréquente l’aristocratie. Frédéric lui, côtoiera le monde paysan pendant ses vacances, avec son ami Tytus Woyciechowski; il le retrouvera plus tard à Nohant, dans le Berry de George Sand.

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Le Manoir du Comte Skarbek à Zelazowa Wola, en Pologne. Lieu de naissance de Frédéric Chopin, le 1er mars 1810.
On trouve à Frédéric un premier professeur, Zywny, qui lui fait connaître ceux qui resteront ses dieux pour la vie, Bach et Mozart, aux côtés des compositeurs-pianistes de son temps, Hummel, Moscheles, Field et Maria Szymanowska. Dès l’âge de 8 ans, il se produit dans la haute société; à 11 ans il écrit des polonaises très élégantes, loin de la dimension dramatique qu’elles prendront avec l’exil; ainsi la charmeuse et brillante Introduction et Polonaise pour violoncelle et piano, op. 3 qu’il composera en 1829, la plus belle sans doute de cette première série.

Ses progrès fulgurants le font changer de professeur, passant d’un dénommé Würfel à Józef Elsner, à partir de 1816, compositeur, directeur de l’Opéra de Varsovie et créateur du conservatoire. Juste avant, à 15 ans, il a le temps d’écrire un Premier Rondo, op. 1, déjà très accompli, heureux et parfaitement rustique, en même temps que quelques mazurkas modestes mais pimpantes. Deux axes s’établissent ainsi déjà, qu’il transposera dans son art jusqu’à la fin de sa vie, au travers de ses deux genres musicaux privilégiés, qui sont aussi les deux danses nationales: la polonaise et la mazurka.

La polonaise traduira le drame et la révolte quand la mazurka en exprimera le deuil et la profonde nostalgie. Mais au départ ce sont de simples danses, chevaleresques ou d’esprit traditionnel; c’est à Chopin qu’il incombera d’en faire des poèmes
Chacun dit l’exil et l’arrachement au pays, mais de façon différente. La polonaise traduira le drame et la révolte quand la mazurka en exprimera le deuil et la profonde nostalgie. Mais au départ ce sont de simples danses, chevaleresques ou d’esprit traditionnel; c’est à Chopin qu’il incombera d’en faire des poèmes. Nous y reviendrons.


CHANT DU SOL NATAL
À 16 ans une première merveille voit le jour, le Rondo à la mazur, op. 5, d’une grâce étonnante, fraîche et inspirée, typique de ce style champêtre qui disparaîtra avec l’exil. Suivront plusieurs grandes pièces avec orchestre (dont les deux Concertos), qui constituent les trésors de cette période. Plus jamais après Chopin n’écrira pour l’orchestre — si l’on excepte la très parisienne Grande Polonaise brillante, op. 22 mais dont l’accompagnement n’est qu’un prétexte (et qui vaut nettement moins que le sublime Andante spianato pour piano seul qui la précède). D’abord la Fantaisie sur des airs polonais, op. 13 puis la Krakowiak, op. 16, d’une poésie nouvelle, où Chopin transcende véritablement son terroir avec un génie mélodique stupéfiant; cette Fantaisie est l’une des rares pages où le Polonais exploite d’authentiques mélodies populaires (quasiment toutes celles des mazurkas seront imaginaires). Remarquons également l’introduction étonnante de la krakowiak, où le piano, à l’unisson des deux mains, énonce une sorte de chant traditionnel sur un bourdon de cornemuse tenu par les cordes. Ces œuvres si originales associent une grâce rustique à un art pianistique totalement neuf. À 17 ans, Chopin a réussi à poétiser son sol natal.

La mort sera passée entre-temps avec la perte de sa sœur, Emilia, foudroyée à 14 ans par la phtisie. Déjà cette maladie, qui l’emportera. Passées les félicitations de fin d’études à l’École Supérieure de Musique (« Capacités exceptionnelles; génie musical »), il compose en 1828 une pièce un peu sévère mais puissante, sa Première Sonate en ut mineur, op. 4, qu’il dédie à Elsner. Sur un modèle classique, en quatre mouvements, elle trahit un peu trop ses influences, Bach, pour l’aspect polyphonique, et Weber, pour le charme harmonique. Mais s’y trouve déjà dans le Larghetto ce parfum ineffable qui s’épanouira au cœur de ses concertos. Ce charme, assorti d’un dramatisme nouveau, est présent dans les Variations pour piano et orchestre, op. 2, sur le thème « la ci darem la mano » de Mozart, extrait de Don Giovanni, qui constituent le premier grand chef-d’œuvre de Chopin. Composées avant la sonate, elles sont saluées par Schumann à juste titre, dans un célèbre article: « Chapeau bas, Messieurs, un génie! » Variations du double, de l’alter ego, Mozart, dédiées à son double amical et presque fraternel, Tytus.

Vient l’époque des premiers voyages, en 1829, à Berlin, Prague et Dresde, mais surtout Vienne, où le jeune génie obtient un triomphe avec ses « Varia-tions Mozart » et trouve un éditeur en la personne du fameux Haslinger, qui publie, entre autres, Beethoven et Schubert. À Vienne, Chopin rencontre Karl Czerny, élève de Beethoven, professeur de Liszt et très estimable compositeur, qui le complimente. « J’ai conquis les savants et les sensibles », confessera-t-il. Mais Chopin est amoureux, et c’est à Tytus qu’il le confie — aveu unique dans son œuvre: « Peut-être pour mon malheur, j’ai déjà rencontré mon idéal que je sers fidèlement depuis six mois sans lui parler de mes sentiments.

J’en rêve; sous son inspiration sont nés l’Adagio de mon Concerto et, ce matin, la petite Valse que je t’envoie. Personne ne le saura, sauf toi. » Cet idéal, c’est Constance Gladkowska, brillante soprano de 19 ans, que Chopin aimera platoniquement jusqu’à son départ de Varsovie. Toute sa vie il appréciera la compagnie des chanteuses, Pauline Viardot en premier lieu, qui incarnera son idéal musical, le bel canto, ce nouveau chant italien, inventé par Rossini, Bellini, et Donizetti.

La « petite Valse » (n° 3, op. 70) est l’une des premières écrites par Chopin, sorte de ländler au lyrisme tendre, déjà très personnel. Quant au concerto, c’est l’op. 21 en fa mineur; l’op. 11 en mi mineur, publié en premier, sera composé à sa suite. Tout est nouveau dans ces deux partitions où, comme le disait Ravel, « tous les traits sont inspirés ». Au-delà du pianisme vertigineux, il y a cet attachement encore au terroir de son pays, perceptible dans les deux finales, qui exploitent les danses traditionnelles polonaises, la krakowiak en particulier. Mais il y a plus encore; ce bel canto, que Chopin fait sien et qu’il transpose génialement au cœur des mouvements lents, dans ces poèmes de l’amour et de la nuit qui inaugurent un genre qu’il inventera et portera à son apogée comme tant d’autres, celui du nocturne. Jamais encore on n’avait chanté ainsi sur un piano.

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Vue sur la ville de Vienne et le pont traversant le Danube, en Autriche, où Chopin et son ami Tytus se rendirent en 1830.
Mais l’insurrection gronde à Varsovie, la Pologne rêve d’indépendance et ne supporte plus d’être déchirée. Chopin est résolu à partir; il donne un concert d’adieu en octobre 1830, au cours duquel il crée son Concerto, op. 11, aux côtés de son égérie. Il écrit à Tytus quelque temps auparavant: « Je pense que si je m’en vais, c’est pour ne plus jamais revoir la maison; je pense que je pars pour mourir – et comme il doit être triste d’être obligé de mourir ailleurs que là où l’on a vécu. » Chopin voit loin, il voit son destin, celui d’un compositeur déjà mort pour la vie. Restera l’œuvre.


PARADIS PERDU
Chopin quitte la Pologne; il ne la reverra plus. Il aurait pu y retourner, une fois les événements passés, mais sans doute ne voulut-il pas se confronter à ce qu’il prenait pour un paradis perdu… Commence une sorte de fuite, rythmée par l’angoisse et la culpabilité, qui éveille en lui des sentiments morbides, ceux qu’il connaîtra également plus tard à Majorque. Chopin part en exil; bientôt ce sera Paris, puis le court et sombre épisode de Majorque, et enfin Nohant, exil bénéfique, lui, avant son départ vers la mort. On peut ainsi dessiner chez lui plusieurs figures de l’exil qui définissent autant de périodes de créativité.


Pauline Garcia, épouse Viardot, mezzo-soprano et compositrice française qui incarna l’idéal musical de Chopin.
Presque deux années s’écouleront entre son départ de Varsovie et son arrivée à Paris, en septembre 1831, qui auront un impact décisif sur sa vie comme sur son œuvre. Il arrive à Vienne via Breslau, et Dresde, avec son fidèle Tytus. Mais celui-ci repart en Pologne quand les deux amis reçoivent la nouvelle de l’insurrection de Varsovie, le 29 novembre 1830. Pour Chopin, c’est un premier effondrement. Il fréquente à Vienne des personnalités musicales dont Hummel et Thalberg; mais les Viennois l’ont déjà oublié; son Concerto en mi mineur, qu’il interprète en concert, laisse indifférent quand triomphe déjà la musique de Johann Strauss père.

Il témoigne à un ami des sentiments qu’il traverse à cette époque: « Je me suis rendu à minuit, seul, à pas lents, à la cathédrale Saint-Étienne (…) Le silence régnait. Seuls les pas d’un sacristain allumant des cierges au fond de l’église rompaient parfois ma léthargie. Derrière moi, un tombeau; sous mes pieds, un tombeau… il n’en manquait un qu’au-dessus de ma tête. Une harmonie lugubre s’éleva en moi… plus que jamais je ressentis ma solitude. »


L’OMBRE DE LA MÉLANCOLIE
Ces sombres impressions retentiront bientôt dans les premières polonaises dramatiques de l’op. 26 (notons en particulier les effets menaçants qui ouvrent la seconde) et les accents furieux du Premier Scherzo en si mineur, op. 20, avec ses harmonies dissonantes, ses coups de griffes fiévreux et ses traînées de poudre presque lisztiennes. Chopin invente un contre-genre, des « contre-scherzos »; ici l’on ne badine plus comme dans les scherzos poudrés du xviiie siècle, c’est l’effroi qui règne… Une course à l’abîme qui correspond bien à son état d’esprit de cette période. Alors qu’il s’enfuit de Vienne il écrit: « J’aspire à la mort, je voudrais revoir mes parents. J’ai devant les yeux l’image de celle dont le souvenir me hante sans cesse. Que se passe-t-il au pays?… »

Les premières grandes Mazurkas (op. 6 et op. 7), réunies à Paris en cycles, sont conçues à cette époque, tel le début d’un fil musical qui sera tenu jusqu’au bout — c’est encore une Mazurka (n° 4, op. 68) déchirée qu’il esquissera, avant de mourir. Un autre genre voit le jour, purement « vocal » celui-là: le nocturne, avec le premier de la série des 21 que laissera Chopin, le célèbre Nocturne en ut dièse mineur, op. posthume, esquissé à Varsovie, qui exhale une mélodie aussi pure qu’un air de Mozart.

Puis viennent Linz, Salzbourg et Munich, où il joue; enfin c’est l’explosion de Stuttgart, le 18 septembre. Chopin y apprend la chute de Varsovie, reprise par les Russes. Il est effondré. Un autre homme voit le jour, dans la douleur et le désemparement; il consigne son effroi dans un journal étonnant, comme écrit à l’écriture automatique: « En quoi un cadavre serait-il moins que moi? Un cadavre aussi ignore tout de son père, de sa mère, de ses sœurs, de Tytus. – Un cadavre non plus n’a pas de bien-aimée! […] Ô Dieu existes-tu? Tu existes et tu ne te venges pas! N’en as-tu pas encore assez des crimes moscovites – ou bien serais-tu toi-même moscovite? » Certaines pages pourraient avoir été conçues sous l’effet de cette annonce, des pages qui sont comme des cris: l’Étude n° 12, op. 10 dite « révolutionnaire » et le Prélude n° 24 du recueil de l’op. 28, avec leur aspect halluciné, nouveau dans la musique. La Valse en la mineur n° 2, op. 34 également, si sombrement mélancolique, l’exact opposé des frivoles valses viennoises… La mort est entrée tel un hussard dans l’œuvre de Chopin.

Chopin arrive fin septembre 1831 à Paris comme au Nouveau Monde, dans la capitale de l’Europe romantique — et pianistique! —, fréquentée par toutes les gloires artistiques de l’époque: Hugo, Balzac, Berlioz, Chateaubriand, Delacroix, Dumas, Rossini, Liszt, Stendhal, Mendelssohn, Heine, Musset, Lamartine, Gautier, George Sand… Pépinière de génies, unique dans l’histoire de l’art, que Chopin fréquente de près. Il rentre en contact avec l’émigration polonaise, en particulier avec ses deux poètes majeurs: Stefan Witwicki et Adam Mickiewicz, auteur de ballades qui auraient inspiré celles de Chopin, ce que l’on peut admettre pour ce qui est de leur dimension épique mais qui ne résiste guère à une analyse poussée. Chopin n’est en rien perméable à la chose littéraire, ce qui là aussi le situe aux antipodes de Liszt. Witwicki lui inspirera certaines de ses 19 Mélodies pour voix et piano, corpus négligé et qui contient quelques pièces admirables. L’on y perçoit ce que l’art du Polonais présente de plus slave, proche parfois de la sombre mélancolie d’un Modeste Moussorgski…


PIANOPOLIS
À Paris, Chopin se familiarise avec le bel canto, son idéal en musique, avec Bach (dont il pratique tous les jours Le Clavecin bien tempéré) et Mozart, toujours. Il écoute les opéras de Bellini et Rossini dans les trois grands théâtres de l’époque, l’Académie royale de musique, l’Opéra-Comique et le Théâtre des Italiens. Il affirme à ses élèves: « Il vous faut chanter si vous voulez jouer du piano. » Il écoute la plupart des chanteurs reconnus de son temps et nourrit avec certains une relation privilégiée: en premier lieu Pauline Viardot, élève de Liszt, et Adolphe Nourrit, gloire de l’art vocal de son temps.

Il le transpose parfaitement dans le premier recueil de ses Nocturnes, l’op. 9, qui paraît à cette époque. Son nouvel art pianistique trouve déjà son accomplissement à travers ces hymnes à la nuit qui sont en vérité des « chants de l’âme » tendus vers le silence. Chopin les fera paraître par cycles jusqu’à la fin; ses derniers chefs-d’œuvre seront les deux Nocturnes, op. 62, composés en 1846 à Nohant. Dans les années 1835, il écrit avec le couple de l’op. 27, une sorte d’idéal du genre; le premier est un véritable opéra pour piano, récitatif compris!; le second un chant d’amour extatique lancé aux étoiles…

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Paris, capitale de l’Europe romantique. Vue sur les Champs Élysées depuis l’Arc de Triomphe. (AKG-IMAGES /
Son nouvel art pianistique trouve déjà son accomplissement à travers ces hymnes à la nuit qui sont en vérité des « chants de l’âme » tendus vers le silence


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Franz Liszt (1839). (PARIS MUSÉES / MUSÉE CARNAVALET)

Paris, c’est la capitale du piano, l’on s’y dispute les meilleures places et les écuries, comme on le fera plus tard sur les circuits automobiles… D’un côté Pleyel, de l’autre Érard! Bien sûr il y a Liszt, débarqué depuis ses 12 ans à « Pianopolis », comme on surnomme la ville, qui occupe le terrain depuis un moment déjà; mais on y trouve aussi Friedrich Kalkbrenner, autorité incontestable et compositeur en vue, que Chopin respecte. Il lui permet de donner son premier concert, qui le lance dans le monde, en février 1832. Il y a d’autres personnalités attachantes, que Chopin ne dédaigne pas, et avec lesquelles il noue parfois des relations amicales, en partageant des concerts avec elles: Hiller, Pixis, Herz, Thalberg, qui sera le grand rival de Liszt.

Même si leurs conceptions du piano et de la musique s’opposent radicalement (chez Liszt, fervent disciple de Beethoven, tout est orchestre et théâtre, le contraire de l’esthétique de Chopin, qui ne rêve que de voix), il y a chez ces deux-là une amitié et un respect sincères. Ils resteront, chez Liszt, au-delà de la mort de Chopin; en témoigneront un livre, des transcriptions mais surtout des pièces influencées directement par son ami (polonaises, berceuse, mazurka, ballades…). Liszt sera associé à la gloire du premier cahier d’Études, op. 10 qui lui seront dédiées comme à son missionnaire — « Je voudrais lui voler la manière de rendre mes propres Études », dira Chopin.

Les Études, op. 10 représentent une déflagration dans le ciel du piano: « Rien ne pourrait m’ôter l’idée et le désir, peut-être trop audacieux mais noble, de créer un monde nouveau », écrit-il alors. C’est ce qu’il fait à travers ce miracle d’invention où, pour la première fois à ce point, la technique est au service d’une poésie inédite. Conçues pour certaines dès 1829, elles sont publiées en 1833; un autre cahier paraîtra en 1837, dédié à Marie d’Agoult, plus fin et poétique encore, s’il est possible.


ÉTRANGER AU MONDE
En ce temps, Chopin rencontre l’aristocratie française et polonaise, à laquelle il donne des leçons et dédie certaines de ses œuvres. C’est dans ce cadre qu’il compose ses célèbres valses, qui feront beaucoup pour son succès — et une image parfois fallacieuse. Il en écrira jusqu’à la fin, au même titre que les mazurkas, nocturnes et polonaises. Pages d’une distinction supérieure, qui tournent résolument le dos au modèle viennois (encore perceptible dans l’op. 18), d’une élégance folle (op. 42) et d’une inspiration mélodique sans pareille dans l’histoire, avec Schubert sans doute. Schumann avait bien raison de les trouver indansables si ce n’est par des comtesses!

Autre genre, celui de la ballade, forme littéraire et épique au départ, métamorphosée par Chopin en genre instrumental avec une semblable intention de narration. Cela s’entend dès la première Ballade, op. 23, si puissamment lyrique, datée de ces années-là. La musique de piano y parle un nouveau langage, déclamatif et quasi orchestral. Le compositeur invente sa propre forme, organique, où l’expression détermine la forme, ce dont se souviendra Liszt dans ses Poèmes symphoniques, Légendes et autres Ballades…

Chopin fréquente donc les salons, mais avec circonspection et duplicité: « Dans les salons je parais calme, mais rentré chez moi, je fulmine sur le piano ». Nature double qui traduit son ambiguïté, homme du monde étranger au monde. Même chose pour les concerts au sujet desquels il déclare à Liszt, là aussi son

contraire: « Je ne suis pas propre à donner des concerts, moi que le public intimide, qui me sens asphyxié par ces haleines précipitées, paralysé par ces regards anxieux, muet devant ces visages étrangers. » Il ne donnera qu’une vingtaine de vrais concerts au long de toute sa vie et peu à Paris finalement.

C’est donc l’époque des Polonaises, les deux de l’op. 26, bientôt ce sera l’op. 40, qui rompent radicalement avec l’esprit chevaleresque des précédentes. Ici parlent la révolte et la guerre (le triomphe aussi!), davantage que de vains discours, avec leurs appels, leurs cris, leurs menaces on l’a dit, jusqu’aux mystérieux grondements de tambours… Chopin publie ses premiers cycles de Mazurkas, les op. 6 et op. 7, l’autre visage de l’exil, où s’expriment la douleur et la mélancolie de l’arrachement au sol natal. Premiers feuillets de ce journal intime musical que constitue l’ensemble du corpus des Mazurkas — une soixantaine environ, une vingtaine de plus si l’on compte toutes les apparitions de la mazurka — une page sur deux! —, parfois dissimulée dans une polonaise… semblant varier à l’infini les trois temps immuables de la danse élue.

En 1834, Chopin va rencontrer Mendelssohn en Allemagne; l’année suivante c’est Robert et Clara Schumann. Clara créera des œuvres de Chopin en Allemagne alors que Robert écrira nombre de comptes rendus élogieux sur lui — même si certaines pages lui échapperont, trop audacieuses aux oreilles de l’Allemand! Il les revoit l’été 1836, alors que Chopin rêve encore d’amour idéal…


L’HÔTESSE DE NOHANT
Cet idéal, Chopin croit le rencontrer à travers Maria Wodzinska, une très jeune fille de bonne famille, qu’il connaît à Varsovie, et qu’il revoit à Dresde, à la faveur d’un voyage pour retrouver sa famille, à l’été 1835. Apprentie pianiste et polonaise, elle a tout pour séduire Chopin, qui rêve bientôt de mariage. Mais peu à peu, les parents de l’aimée prennent leur distance avec cet artiste souffreteux et à la condition sociale douteuse… Au printemps 1837, c’est la rupture; reste de cette aventure une célèbre « Valse de l’adieu », op. 69, gentiment alanguie, offerte à Marie en quittant Dresde; Chopin fera mieux. « L’on rencontre souvent sa destinée par des lll chemins que l’on prend pour l’éviter », écrivait La Fontaine.

Cette pensée s’accorde parfaitement à la relation de Frédéric Chopin et de George Sand! Le musicien rencontre l’écrivaine en octobre 1836, par l’entremise de Liszt et Marie d’Agoult, tout juste revenus de leur voyage en Suisse avec elle. On ne peut pas dire qu’elle le séduise d’emblée! On connaît le mot fameux: « Quelle femme antipathique que cette Sand! Est-ce vraiment une femme? Je suis prêt à en douter. » Mais après quelques concerts triomphaux, et le ménage fait dans leurs histoires de cœur respectives, les deux créateurs se rapprochent définitivement: leur liaison est effective en juin 1838, c’est Delacroix qui nous l’atteste! Chopin apprécie sans doute chez Sand son ascendance polonaise, par son arrière-grand-père Maurice Saxe, et son tempérament très artiste, sa curiosité insatiable et sa compréhension si étonnante pour la musique: « Aucun autre art ne réveillera d’une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l’homme; aucun autre art ne peindra aux yeux de l’âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances.

Le regret, l’espoir, la terreur, le recueil lement, la consternation, l’enthousiasme, la foi, le doute, la gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre… » Elle écrira des pages d’une acuité stupéfiante sur l’art de Chopin. Pour le reste et passé les emballements romanesques, Sand sauvera littéralement la vie et l’œuvre du musicien. Sans Nohant et les attentions infinies de son hôtesse, nous n’aurions pas l’œuvre que nous connaissons.


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George Sand. (PARIS MUSÉES / MAISON DE VICTOR HUGO)
ESCAPADE À MAJORQUE

Le couple décide de s’enfuir pour Majorque, avec les deux enfants de Sand, fin octobre 1838, après « trois mois d’ivresse sans mélange », comme elle le confesse à Delacroix; l’escapade romanesque et exotique est en vogue — Sand l’a déjà vécue avec Musset à Venise… Par ailleurs, Chopin doit se remettre de quelques accès de sa maladie, chronique maintenant, alors que l’écrivain est encore en proie au harcèlement d’un ancien amant… Fuir les salons est donc une aubaine. Mais ce qui devait être un voyage d’agrément devient vite pour lui une épreuve; un tournant dans sa vie comme dans son œuvre. Une rupture, vitale et esthétique, qui s’incarnera dans les 24 Préludes, op. 28, l’œuvre clé de cette période. Une nouvelle période commencera ensuite, dès l’arrivée au retour de Majorque, à Nohant, neuf mois plus tard, chez George Sand, le 1er juin 1839. En partant vers cette île, Chopin entreprend un voyage radical vers lui-même. Un exil intérieur.

Le voyage n’est pas que le marasme que l’on a dit. Du moins au début, alors que les conditions météorologiques sont favorables et propices à l’émerveillement des voyageurs. Chopin écrit depuis Palma: « Le ciel est de turquoise, la mer, lll de lapis-lazuli; les montagnes, d’émeraude et l’air est comme au ciel. […] La nuit, on entend des chants et le son des guitares pendant des heures entières. […] Ah! ma vie, je vis davantage… Je suis près de ce qu’il y a de plus beau au monde. Je me sens meilleur. » La Chartreuse de Valldemosa, où ils résident durant trois mois, avec son caractère à la fois gothique et exotique, si romanesque, au début les enchante.

George Sand consigne elle aussi son exaltation dans Un Hiver à Majorque: « C’est une de ces vues qui accablent parce qu’elles ne laissent rien à désirer, rien à imaginer. Tout ce que le poète et le peintre peuvent rêver, la nature l’a créé à cet endroit ». Mais peu à peu, la santé de Chopin se dégrade avec le climat, et le paradis devient un enfer. Face à des habitants hostiles qui le traitent comme un pestiféré, le désespoir s’installe, et le musicien sombre, jusqu’à être en proie à des hallucinations. « La mort semblait planer sur nos têtes pour s’emparer de l’un de nous, et nous étions seuls à lui disputer sa proie. », écrit George Sand. Un peu plus et « le pauvre enfant serait mort de spleen ».

Cet état s’entend au mieux dans la production de Chopin sur l’île, y compris dans les pièces qu’il y ébauche et ramène avec lui, pour les terminer à Nohant. Un Chopin très sombre voit le jour, qui avait déjà commencé à s’exprimer au moment de la crise de Stuttgart. La Mazurka en mi mineur, op. 41, si déchirante, un fantôme de mazurka, et la Polonaise en ut mineur, op. 40, comme endeuillée, en portent les stigmates. Dans leurs univers fantastiques et hallucinés, la Ballade n° 2, op. 38 (dédiée à Schumann) et le Scherzo n° 3, op. 39 témoignent des cauchemars éveillés vécus par le compositeur; pages d’une audace stupéfiantes, harmoniquement et poétiquement.

Un romantisme inédit voit le jour, que viendra confirmer la Sonate n° 2 dite « funèbre », op. 35, achevée à Nohant mais sans nul doute conçue à Majorque (la Marche funèbre ayant été composée plus tôt). Musique inouïe, ce poème symphonique pour piano (L’Île des morts de Chopin!), aux quatre mouvements totalement inorthodoxes (avec un finale qui est une sorte de ruban morbide totalement atonal, première pièce du genre), visionnaire et sauvage au possible, affranchie de toute la littérature pianistique avant elle, plante la mort au cœur de son œuvre.

« Aucun autre art ne réveillera d’une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l’homme; aucun autre art ne peindra aux yeux de l’âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions »
George Sand


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portrait de Chopin.

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Port de Palma de Majorque, aux Baléares. Première escapade du couple Sand et Chopin en 1838, loin des salons parisiens. (PARIS MUSÉES / MAISON DE VICTOR HUGO)


UNE ÂME CLIVÉE
Cette mort parcourt l’ensemble des 24 Préludes, op. 28, grand œuvre unique dans la création du musicien. Parcourant le cycle des tonalités, selon le modèle de Bach et de son Clavecin bien tempéré (mais en suivant chez Chopin celui des quintes), il représente une somme d’aphorismes musicaux d’un nouveau genre dans l’histoire de la musique; chacun abritant, avec une densité folle, la plus brûlante des subjectivités. Même si un tiers seulement de ces pièces est composé à Majorque, c’est là que Chopin en a finalisé sa conception, là sans doute qu’il en a perçu l’esprit, si moderne, que l’on retrouvera plus tard chez Schönberg ou Webern, cet art de la litote où l’on dit le plus dans la forme la plus ramassée et totalement dépendante de son contenu. Mais les Préludes constituent aussi le portrait fidèle de l’âme clivée de Chopin, à un point quasi schizophrénique!

En effet, le cahier semble partagé en la plus parfaite des parités, les Préludes impairs étant dévolus à la clarté et à la joie, irradiante et parfois vertigineuse (nos 5, 17, 19, 21 et 23), les Préludes pairs à la douleur et à la rage (nos 2, 4, 8, 16, 18 et 24). Deux états poussés à leur extrémité comme nulle part ailleurs dans sa production; ils définissent une âme double telle que la souligne à sa manière poétique George Sand quand elle écrit dans Histoire de ma vie: « C’est là qu’il a composé les plus belles de ces courtes pages qu’il intitulait modestement des Préludes. Ce sont des chefs-d’œuvre. Plusieurs présentent à la pensée des visions de moines trépassés et l’audition des chants funèbres qui l’assiégeaient; d’autres sont mélancoliques et suaves; ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfants sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles épanouies sur la neige. D’autres encore sont d’une tristesse morne, et, en vous charmant l’oreille, vous navrent le cœur. » « Il a fait à Majorque étant malade à mourir de la musique qui sentait le paradis à plein nez », ajoute-t-elle.


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Château de Nohant, propriété de George Sand, en plein Berry. Lieu de fécondité créatrice et de quiétude pour Chopin.
Mais le paradis, c’est seulement à Nohant que Chopin en goûtera les fruits.


ULTIME PATRIE
La période de Nohant peut être considérée comme la quatrième et ultime période de Chopin, celle de la grande maturité, qui verra éclore une liste impressionnante de chefs-d’œuvre (Sonates n° 2 et 3, Ballades n° 3 et 4, Impromptus n° 2 et 3, Scherzos n° 3 et 4, Fantaisie, Tarentelle, Berceuse, Barcarolle, Polonaises, op. 44 et op. 53, Polonaise-Fantaisie, Valses, op. 64, Mazurkas, op. 50, 56, 59 et 63, Nocturnes n° 2, op. 37, op. 48, 55, 62…), le compositeur n’ayant pas le temps — ni la santé — de créer à Paris, absorbé par ses leçons. « Il m’est impossible de composer pendant l’hiver », déclare-t-il; « ce n’est qu’à Nohant qu’il créait et écrivait », ajoute Sand. Il y débarque avec Sand et ses enfants le 1er juin 1839, au retour de Majorque, après un très laborieux voyage de près de quatre mois; ils passent par Gênes et Marseille où il joue de l’orgue à l’enterrement d’Adolphe Nourrit, qui vient de se suicider.

Nohant constitue la seconde terre française de Chopin, en plein Berry, la terre d’une nouvelle fécondité où sa créativité s’épanouit comme nulle part ailleurs, comme en témoigne George Sand dans ses Mémoires: « Pendant huit ans, en m’initiant chaque jour au secret de son inspiration ou de sa méditation musicale, son piano me révélait les entraînements, les embarras, les victoires ou les tortures de sa pensée. »

Nohant, c’est là où l’écrivain a été élevé, par sa grandmère, petite-fille naturelle du roi Auguste II de Pologne; un merveilleux écrin, situé entre La Châtre et Châteauroux, lieu-dit où trône une vaste gentilhommière avec son petit théâtre de marionnettes, entourée d’un parc somptueux, de son cimetière attenant où reposent l’écrivain et sa famille, d’une petite église romane et de charmantes maisons alentour. Une ambiance champêtre que Chopin fait sienne, et qui lui rappelle celle de la campagne simple de sa Mazovie natale. Il retrouve même dans le folklore berrichon des échos du folklore polonais, au point de retranscrire fidèlement quelques-unes de ses bourrées (dont on retrouve la trace dans une ou deux mazurkas de la fin)! Nohant, c’est aussi pour lui la promesse d’un air sain, nécessaire à ses poumons usés, et la quiétude d’un foyer.

Nohant ou l’ultime patrie de Chopin avant son dernier exil, en novembre 1846. « Chopin voulait toujours Nohant et ne supportait jamais Nohant », écrira pourtant Sand, révélant l’un des traits paradoxaux du caractère du compositeur, se sentant toujours étranger au monde. Pour autant, c’est durant cette période cruciale, l’équivalent de plus de trois années, réparties sur sept ans (le couple n’est pas venu en 1840) qu’il composera ses œuvres les plus importantes.

Nohant constitue la seconde terre française de Chopin, en plein Berry, la terre d’une nouvelle fécondité où sa créativité s’épanouit comme nulle part ailleurs


TERRE MUSICALE
Passons en revue certains des hôtes de George Sand à l’époque de Chopin. En fait, peu de personnalités sont venues à Nohant à cette période; la maîtresse des lieux tenait à garantir le calme de son compagnon. Mentionnons toutefois le poète Stefan Witwicki, puis le couple Viardot, Pauline en particulier, sœur de la Malibran, musicienne d’exception, pianiste (élève de Liszt) et compositrice de grand talent — qui eut le projet avancé de mettre en musique La Mare au diable, avec la complicité de son auteur! Complice d’élection de Chopin, elle seule peut, affirme-t-il, « lui rendre sa faculté musicale quand il manque d’inspiration ». Ils donneront ensemble quelques concerts et Chopin ira jusqu’à lui permettre d’adapter certaines de ses mazurkas!

Autre complice, le génial Eugène Delacroix, qui viendra trois fois à Nohant, en 1842, 1843 et 1846, à l’appel de ses deux amis; il y retrouve Maurice Sand, son brillant élève, auteur de beaux lavis, croquis et fusains, réalisés à Majorque comme à Nohant. Delacroix aime la musique par-dessus tout (« le plus puissant des arts »), partage le goût de Chopin pour Mozart (auquel il le compare) et l’opéra italien, et déteste la nouvelle musique, celle de Berlioz en tête. « J’ai des tête-à-tête à perte de vue avec Chopin que j’aime beaucoup et qui est un homme d’une distinction rare. C’est le plus vrai artiste que j’aie rencontré. Il est de ceux en petit nombre qu’on peut admirer et estimer », confie Delacroix.

Ces deux-là sont des classiques qui refusent toute modernité. Pour autant ils manifestent également un semblable attrait pour les correspondances qui peuvent s’établir entre leurs arts, celles qui nourriront le futur impressionnisme; les échanges avec le peintre donnent à Chopin l’occasion de réfléchir sur la couleur en musique, telle qu’elle se traduit à la même époque dans le lll somptueux Prélude, op. 45, qui enchaîne les modulations comme autant de dégradés picturaux. Succédant en quelque sorte à Liszt, venu deux fois à Nohant en 1837 — où il transcrira Schubert et Beethoven —, en compagnie de Marie d’Agoult, Chopin fera de cette terre berrichonne une terre musicale qui sublimera la sienne à jamais perdue, sorte d’alchimie cristallisée à travers la quinzaine de mazurkas qui y verront le jour, extraordinaires poèmes, d’une liberté folle, bien éloignés du prétexte initial qui les a vus naître. « Maintenant, j’ai dit ce que j’avais à dire, écrit-il ces années-là; d’ailleurs, je ne sais même plus comment on chante au pays. »

Comme l’écrit Liszt, Chopin a su dégager dans ces pages « l’inconnu de poésie qui n’était qu’indiqué dans les thèmes originaux des mazoures polonaises ». Les cinq cycles de mazurkas composés à Nohant constituent la malle au trésor du piano chopinien, où se dissimulent des territoires harmoniques nouveaux que l’on retrouvera dans les œuvres majeures de ces années: Ballade n° 4, Scherzo n° 4, Polonaise-Fantaisie ou Barcarolle…


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Les derniers instants de vie de Chopin, entouré de ses amis, dans la nuit du 16 au 17 octobre 1849, au 12, place Vendôme à Paris.


L’EXIL ÉTERNEL
Un mot sur les autres pépites musicales de Nohant; En dehors de la Sonate « Funèbre » déjà évoquée et achevée l’été 1839, en même temps que le Troisième Scherzo, apparaît très vite un autre Chopin, solaire et épanoui — il s’entend, rayonnant, dans le Deuxième Impromptu, sorte de ballade champêtre, et le si majestueux Nocturne n° 2, op. 37, barcarolle avant l’heure. Viendront ensuite l’ensoleillée et virevoltante Tarentelle, op. 43, la puissante Polonaise, op. 44, avec ses roulements de tambour prophétiques, l’aquatique et lumineuse Troisième Ballade, op. 47, l’épique et tumultueuse Fantaisie, op. 49, le royal Impromptu, op. 51, le si féerique Quatrième Scherzo, op. 54; sans parler des ultimes Nocturnes, l’op. 48 n° 1, véritable ballade dramatique, l’ivre de chant op. 55 n° 1, et les deux de l’op. 62 qui avancent vers le xxe siècle.

Mettons à part tous les chefs-d’œuvre de la fin, la symphonique et océanique Quatrième Ballade, op. 52, l’ineffable Berceuse, op. 57, qui concilie rigueur et improvisation comme nulle part ailleurs chez Chopin, la rayonnante Barcarolle, op. 60, qui tend à travers ses effluves méditerranéens vers Fauré, Ravel et Debussy, la Troisième Sonate, op. 58, sa plus vaste page, avec son immense et poignant Largo, dernière grande méditation du compositeur; enfin, la Polonaise-Fantaisie, op. 61, sorte de rétrospective de l’œuvre entière, tournée vers de lointains rivages, fantasme ultime d’une Pologne libérée et transposée dans le royaume éternel de la musique…

La perte de Nohant, pour le musicien, c’est la perte de la langue de sa patrie d’adoption, celle donc de la musique. Très peu de pages seront composées après Nohant.

Chopin quitte Nohant en novembre 1846. Il n’y reviendra plus. Les amants se sépareront en juillet 1847, après de sordides histoires de famille. La perte de Nohant, pour le musicien, c’est la perte de la langue de sa patrie d’adoption, celle de la musique. Très peu de pièces seront composées après Nohant; une ou deux valses, mazurkas, mélodies bouleversantes… À Paris, il reprend les leçons, fréquente ses amis polonais. Il donne son dernier concert en février 1848, dans les salons Pleyel; il y joue un trio de Mozart, la Berceuse et la Barcarolle, et des extraits de sa Sonate pour violon celle, op. 65, composée à Nohant (dédiée à son ami le violoncelliste Franchomme), comprenant un court Largo encore, comme sorti de la plume d’un ange.

En mars, il part pour un ultime voyage, en Angleterre et en Écosse, avec son élève Jane Stirling; il n’en revient qu’en novembre, épuisé. Il reprend une esquisse de Méthode pour le piano, qui ne verra jamais le jour. En reste quelques profondes pensées: « L’art étant infini dans ses moyens limités, il faut que son enseignement soit limité par ces mêmes moyens pour être exercé comme infini. » Melodia, datée de 1847, sur des vers de Zygmunt Krasinski est la dernière de ses mélodies.

Le climat déchirant, troué par de poignants récitatifs, reflète l’état de déréliction que vit alors Chopin, musicien de l’exil éternel: « Depuis la montagne, où ils portaient le terrible fardeau de leurs croix, Ils aperçurent au loin la terre promise, Ils virent l’éclat de sa lumière divine Tout en bas, où leur peuple les menait; Pourtant, ils n’accéderont jamais à ce royaume! Jamais ils ne s’y attableront pour fêter la vie Et peut-être même tomberont-ils dans l’oubli! » La fin approche, la maladie a terriblement progressé.

En septembre 1848, il interrompt ses leçons et reste alité. On le transporte dans son dernier appartement, 12, place Vendôme, « plus mort que vif », comme l’écrit Solange Sand, qui reste à ses côtés jusqu’au bout. Les derniers jours sont longs et douloureux. Delfina Potocka, une aristocrate polonaise proche de Chopin, chante à son chevet. Il meurt dans la nuit du 16 au 17 octobre, entouré de ses amis. « L’âme de la musique a passé sur le monde », écrira Schumann…

Jean-Yves Clément

? Auteur de Les Deux âmes de Frédéric Chopin, Le Passeur, 2017. Le Retour de Majorque, Journal de Frédéric Chopin, Pierre-Guillaume de Roux, 2020. Chopin et Liszt, la magnificence des contraires, Premières Loges, 2021.


CHOPIN EN QUELQUES DATES

1810
Naissance le 1er mars à Zelazowa Wola, d’une mère polonaise et d’un père français.

1812
Commence sa formation auprès de son premier professeur, Wojciech Zywny.

1818
Donne son premier concert au théâtre du palais des Radziwill; il joue le Concerto en sol mineur d’Adalbert Gyrowetz.

1825
Est mentionné dans la presse internationale à la suite d’un concert, se distinguant par son improvisation.

1826
Quitte le lycée pour entrer au conservatoire de Varsovie, dirigé par Józef Elsner.

1827
Décès de sa sœur Emilia, à l’âge de 14 ans, foudroyée par la phtisie.

1830
Séjour désabusé à Vienne accompagné un temps de son ami Tytus.

1831
À Paris, après avoir appris la capitulation de Varsovie. Période d’inquiétude pour les siens.

1833
Élu membre associé de la Société littéraire polonaise et devient un professeur très recherché.

1836
Chopin rencontre Delacroix à une réception donnée par Liszt.

1837
Compose la Valse « de l’adieu » pour Maria Wodzinska à la suite de leur rupture amoureuse.

1838
Escapade à Majorque accompagné de George Sand avec qui il débute une liaison. Il y termine ses 24 Préludes.

1839
Premier été à Nohant, chez George Sand, où l’attend un piano Pleyel sur lequel il composera la majorité de ses œuvres.

1844
Décès de son premier professeur, Wojciech Zywny, puis de son père Nicolas Chopin, à l’âge de 73 ans.

1846
Compose les deux Nocturnes, op. 62, puis quitte Nohant pour n’y plus revenir.

1847
Se sépare de George Sand après une grave dispute pour de sordides histoires de famille.

1848
Donne son dernier concert, dans les salons Pleyel à Paris.

1849
Décède à Paris, le 17 octobre. On joue le Requiem de Mozart lors de ses funérailles à la Madeleine.

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#2 2022-04-21 10:33:32

Lys
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Re : Frédéric CHOPIN LE PIANO COMME SEUL HORIZON

Merci beaucoup cocotte.   Très intéressantes toutes ces infos sur Chopin.    smile


Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il le croit (La Rochefoucauld)

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#3 2022-04-21 13:27:15

GML
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Re : Frédéric CHOPIN LE PIANO COMME SEUL HORIZON

smile Merci cocotte.

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#4 2022-04-21 14:15:09

Spidey
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Re : Frédéric CHOPIN LE PIANO COMME SEUL HORIZON

WOW!  tongue
Merci nocturne cocotte   cool


''Il n'existe que deux choses infinies, l'univers et la bêtise humaine... mais pour l'univers, je n'ai pas de certitude absolue.''
Albert Einstein

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#5 2022-04-21 17:20:41

Betty
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Re : Frédéric CHOPIN LE PIANO COMME SEUL HORIZON

Merci cocotte! smile

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