#1 2015-04-02 21:14:27

JR
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Le hijab à la cour

Le 24 février dernier, la Juge Eliana Marengo refusait de permettre à une requérante portant un hijab de plaider devant elle au motif que les règles de décence et de laïcité judiciaire commanderaient de s’abstenir de porter des symboles religieux ostentatoires au moment de plaider devant les tribunaux.

Selon la Juge Marengo, la Cour est une institution laïque, et, conformément à l’article 13 du Règlement de la Cour du Québec, toute personne voulant y plaider doit y être convenablement vêtue. De l’avis de la magistrate, le caractère religieux du voile de la requérante, s’opposant par sa nature même à cette exigence, ne saurait à plus forte raison justifier une dispense à cette règle, qui s’appliquerait par ailleurs à tout type de vêtement, tant à un voile qu’à un chapeau ou des lunettes de soleil.

Rapidement, plusieurs intervenants des milieux politique et médiatique ont protesté contre cette décision, et contre la juge l’ayant rendue, en affirmant qu’elle violait les libertés fondamentales et le multiculturalisme canadien, mais la Juge Marengo a également récolté sa propre part d’appuis au sein de la population, et d’autres voix se sont élevées pour la soutenir au sein de la société civile. Au final, le tout aura abouti au dépôt d’une plainte à son endroit auprès du Conseil de la magistrature, où l’affaire est actuellement pendante.

Dans toute cette histoire, la Juge Marengo avait-elle tort ?

La réponse à cette question dépend obligatoirement du cadre de référence que l’on adopte au moment de considérer la portée des droits et libertés fondamentaux. Le droit n’étant pas une science rigide, il n’existe pas de réponse à la question de savoir « ce qui est juste » qui puisse s’extraire de la perspective de la société où il s’applique. Pour reprendre l’expression célèbre d’Émile Durkheim, père de la sociologie moderne, le droit représente « les états forts de la conscience commune ».

En l’occurrence, cet événement est révélateur d’un véritable choc frontal entre deux conceptions juridiques distinctes des droits fondamentaux et, derrière elles, de deux visions de société, de deux consciences communes, tout aussi fondamentalement distinctes.

Deux traditions juridiques distinctes : multiculturalisme néolibéral et pensée civiliste républicaine

D’une part, il y a l’idéologie du multiculturalisme néolibéral. Une telle perspective juridique considère le droit comme un instrument essentiellement administratif dont la mission est de permettre à chaque individu de vivre sa vie comme il le souhaite avec le moins d’ingérence possible. Cette conception juridique prend comme point de référence celui de l’individu, et se garde autant que possible de tout jugement de valeur, considérant presque comme illégitime que le droit prenne en considération des facteurs dépassant le vécu individuel, si ce n’est pour protéger d’autres individus. Il s’agit de la perspective juridique dominante au Canada anglais de common law, et qui caractérise le régime constitutionnel canadien de 1982.

D'autre part, se trouve la pensée juridique civiliste et républicaine. Cette tradition juridique considère plutôt le droit comme la consécration de la volonté collective de tous les individus d’une société, qui leur confère le pouvoir de décider ensemble de leurs règles de vivre-ensemble collectif.

Une telle perspective du droit, bien que soucieuse de préserver les libertés individuelles, place l’individu au sein de sa société au moment de considérer ses droits et obligations. Les décisions de justice en découlant sont rendues certes en tenant compte des droits individuels, mais plus encore dans le principe de l’égalité formelle de tous devant la loi, considérant qu’un individu ne saurait légitimement se prétendre au-dessus des règles sans par là se prétendre au-dessus des autres. Il s’agit de la tradition juridique en fonction de laquelle le droit québécois s’est en majeure partie structuré depuis ses origines historiques jusqu’à aujourd’hui, et qui en façonne encore aujourd’hui la mentalité.

Bien sûr, il n’est pas question ici de prétendre qu’une tradition juridique soit meilleure que l’autre. Ces conceptions différentes du droit s’expliquent par des sociétés distinctes, fortes de valeurs et de visions différentes des rapports entre l’individu, les lois et l’État. Mais si l’une et l’autre reconnaissent évidemment les droits et libertés fondamentaux, elles ne les interprètent pas et ne les appliquent pas de la même manière.

Le droit à la liberté de religion : un révélateur des différences fondamentales entre deux mentalités juridiques et sociales

De telles divergences entre les traditions juridiques (et les sociétés qui les sous-tendent) sont marquantes au moment de considérer la question du port de symboles religieux ostentatoires à la lumière du droit fondamental à la liberté de conscience et de religion.

Selon la perspective multiculturaliste néolibérale, il paraît inconcevable de venir affecter un individu dans l’expression individuelle de ses convictions en quelque circonstance que ce soit, sous la mince réserve d’assurer la protection des droits individuels d’autrui (i.e. : impératifs de sécurité, droit encadré au contre-interrogatoire dans un procès criminel).

Mais selon l’approche civiliste et républicaine, vu que le Québec est une société laïque, il serait au contraire illégitime de permettre à un individu d’invoquer un comportement religieux pour être dispensé de l’application des mêmes règles qui s’appliquent à tous et qui traduisent les normes de vivre-ensemble collectif de toute la population, déterminée par et pour elle-même.

En outre, en plaçant l’individu dans la société où il s’inscrit, cette dernière tradition juridique effectue une distinction — essentiellement absente dans la perspective du multiculturalisme néolibéral — entre les croyances religieuses, qui relèvent des convictions intimes (lesquelles sortent de la sphère du droit) et les pratiques religieuses, qui constituent des comportements sociaux qui peuvent et doivent être assujettis aux règles de vie en commun plutôt que d’en être un objet de dispense.

Autrement dit, selon cette approche du droit, la liberté de croyance religieuse, soit la liberté de croire en une philosophie religieuse (ou non) sans influence externe, est souveraine et inviolable – alors que la liberté de pratique religieuse, soit la liberté de faire ce que dictent de telles croyances, ne l’est pas et doit s’incliner devant le respect des normes, lois et valeurs de la société. Il en résulte, suivant la perspective civiliste et républicaine du droit, que c’est à l’individu d’adapter ses comportements (y incluant ses pratiques religieuses) au respect des mêmes normes applicables à tous plutôt que l’inverse.

Cette distinction est d’une importance toute particulière en ce qui concerne le port de symboles religieux ostentatoires. En effet, quand bien même un tel symbole puisse être porté avec une intention simplement personnelle, il revêt en lui-même une signification religieuse qui s’extériorise et dépasse la volonté et les convictions de son porteur. Traversant la sphère de l’intimité de la conscience pour s’exprimer dans l’affichage public, le symbole religieux ostentatoire, vu le message religieux inhérent qu’il véhicule auprès d’autrui, devient, selon l’approche civiliste et républicaine, un comportement social relevant des pratiques religieuses, qu’il est ainsi légitime d’assujettir au respect des mêmes règles que celles applicables à tous – ici, le principe de la laïcité judiciaire.

En définitive, cette affaire nous offre un révélateur particulièrement visible du choc de deux mentalités juridiques et sociales dans leur conception des mêmes libertés fondamentales, générant des résultats distincts et qui ne sont pas toujours réconciliables.

Peut-être la décision de la Juge Marengo choque-t-elle le multiculturalisme néolibéral canadien, mais le Québec n’est pas le Canada et sa conception du droit relève de sa propre tradition juridique distincte – issue de sa propre population tout aussi distincte. Et en l’occurrence, en rendant une décision fondée sur le respect des valeurs de laïcité de la Justice et d’égalité formelle de tous devant la loi, il devient difficile d’affirmer que, suivant l’approche civiliste et républicaine inscrite dans la tradition juridique québécoise, la Juge Eliana Marengo avait tort d’affirmer que, au Québec, les droits individuels doivent s’inscrire dans le respect des droits collectifs de toute la société.


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